Le Haut-Karabakh livré à lui-même

Haut_Karaback_livre_lui_meme

Un cessez-le-feu a été instauré au Haut-Karabakh après l’offensive éclair de l’Azerbaïdjan, le 20 septembre, qui a fait au moins 200 morts et conduit à la capitulation des sécessionnistes. Deux jours plus tard, le Conseil de sécurité de l’ONU, réuni à la demande de la France, a été le théâtre d’échanges musclés entre les représentants de Bakou et ceux de l’Arménie, laquelle protège historiquement cette région incorporée à l’Azerbaïdjan à l’époque soviétique mais peuplée quasi uniquement d’Arméniens.

Le Haut-Karabakh avait proclamé son indépendance vis-à-vis de Bakou en 1991, au moment de l’effondrement de l’URSS. S’en était suivie une guerre de trois ans, finalement remportée par les forces arméniennes du Haut-Karabakh, largement soutenues par l’Arménie. Ceux-ci avaient par la suite établi dans cette zone la république d’Artsakh, un État de facto doté d’un fonctionnement étatique complet, avec des structures officielles, des élections et une armée, mais qui n’a été reconnu par aucun État représenté à l’ONU. Bakou n’avait jamais accepté cette défaite, et le Karabakh est devenu l’un des nombreux conflits gelés de l’espace post-soviétique. L’Azerbaïdjan a relancé les hostilités à grande échelle en 2020, avec succès, récupérant une partie considérable de la région contestée. Sa victoire du 20 septembre signifie-t-elle la fin de ce conflit ?

L’historienne Taline Ter Minassian, spécialiste de la région, répond ici aux principales questions que l’on se pose sur la situation actuelle au Haut-Karabakh et sur les perspectives d’avenir de ses habitants.

À quoi la vie ressemble-t-elle aujourd’hui à Stepanakert, la principale ville du Haut-Karabakh et capitale de la république autoproclamée en 1991 ?

Les gens ont très peur. Bon nombre d’entre eux sont terrés dans des caves. Un cessez-le-feu a été promulgué, mais les soldats azerbaïdjanais sont à proximité de la ville – ils n’en étaient de toute façon pas très loin, puisque même avant l’attaque du 20 septembre, ils tenaient déjà la ville voisine de Chouchi, distante d’à peine dix kilomètres, et dont ils ont pris le contrôle lors de la guerre de 2020.

Une partie de la population a été rassemblée à l’aéroport de Stepanakert – un aéroport où aucun avion civil n’a atterri depuis trente ans, et qui est désormais une sorte de camp retranché aux mains des militaires russes, présents dans le cadre de la mission de maintien de la paix établie à l’issue, précisément, de la guerre de 2020.

Quelle était la situation au Haut-Karabakh à la veille de l’attaque que vient de lancer l’Azerbaïdjan ?

Le 10 novembre 2020, un cessez-le-feu signé sous les auspices de Vladimir Poutine avait mis un terme à ce qu’on a appelé la "guerre de 44 jours", qui était en réalité la seconde guerre du Karabakh. La première ayant été gagnée par le camp arménien au début des années 1990. La seconde, à l’automne 2020 donc, a été remportée de façon incontestable par l’Azerbaïdjan, qui a alors repris le périmètre autour de l’enclave, jusqu’alors contrôlé par les Arméniens, ainsi qu’environ les deux tiers de l’enclave elle-même.

Le cessez-le-feu prévoyait que des communications devaient être assurées entre, d’une part, l’Arménie et le Karabakh, via la route du corridor de Latchine, et d’autre part entre l’Azerbaïdjan et le Nakhitchevan, qui est une exclave de l’Azerbaïdjan située à l’ouest du territoire arménien et frontalière de la Turquie – c’est-à-dire que l’Azerbaïdjan et la Turquie bénéficieraient dans cette hypothèse, dès lors, d’une sorte de raccordement terrestre direct.

Carte de la région. CC BY-NC

Un certain nombre d’Arméniens – on évoque le chiffre de 120 000, mais il est difficile à vérifier – étaient restés dans les zones du Karabakh encore contrôlées par les autorités de la République d’Artsakh, ainsi que dans certains territoires adjacents repris par les Azerbaïdjanais. Je me suis rendue à Stepanakert au tout début de l’application de l’accord de cessez-le-feu de 2020. La situation semblait à peu près stabilisée, notamment du fait de la présence des forces russes de maintien de la paix stationnées le long de ce fameux corridor de Latchine.

Mais cette situation ne pouvait pas satisfaire longtemps l’Azerbaïdjan qui, l’hiver dernier, a mis en place un véritable blocus, en interrompant toute circulation à l’intérieur du corridor de Latchine. Le Karabakh était donc coupé de l’Arménie, c’est-à-dire de son seul lien avec l’extérieur, depuis neuf mois. Quelques jours avant l’attaque du 20 septembre, l’Azerbaïdjan avait rouvert une route reliant son propre territoire au Karabakh, officiellement pour y acheminer de l’aide humanitaire mais en réalité, sans doute, aussi et avant tout pour acheminer ses soldats et ses équipements militaires.

Le 20 septembre, en violation totale du cessez-le-feu signé en 2020, l’Azerbaïdjan a déclenché une violente attaque contre Stepanakert et ses alentours. Il y a eu de nombreux morts, y compris d’ailleurs plusieurs soldats russes, dont l’un des hauts responsables des forces de maintien de la paix. Le président Ilham Aliev s’est fendu d’une courte lettre adressée à Poutine regrettant leur décès. En moins de 24 heures, les autorités de la république du Haut-Karabakh ont été contraintes d’accepter un désarmement total.

Pourquoi l’Azerbaïdjan a-t-il décidé d’attaquer maintenant ?

C’est une banalité de le dire, mais pour la Russie, officiellement garante du cessez-le-feu, la priorité est aujourd’hui évidemment ailleurs. Dans le cadre de sa guerre en Ukraine, Moscou a besoin de la Turquie, qui est le parrain international de l’Azerbaïdjan. Signe qui ne trompe pas : la veille de l’attaque azerbaïdjanaise, Erdogan a dit dans une interview que la Crimée ne retournerait jamais à l’Ukraine. Il n’avait jamais tenu de tels propos auparavant. On peut interpréter cela comme une sorte de monnaie d’échange contre la passivité du Kremlin dans l’affaire du Karabakh. Une chose est certaine : Aliev ne serait pas passé à l’action sans le feu vert d’Erdogan. Riche du produit de la vente de son pétrole, surarmé, notamment grâce à ses achats d’armes auprès d’Israël, dont il s’est dernièrement rapproché, l’Azerbaïdjan était évidemment très supérieur militairement aux forces du Karabakh.

Comment expliquer ce rapprochement ?

C’est un jeu diplomatique très complexe. Pour Israël, qui redoute beaucoup l’Iran, il est important d’avoir de bonnes relations avec l’Azerbaïdjan, lequel a des relations tendues avec ce pays, notamment parce que les Iraniens craignent l’irrédentisme de leur région septentrionale, qui s’appelle Azerbaïdjan iranien, et aussi parce que l’Iran est très hostile à l’OTAN, dont la Turquie, le grand allié de Bakou, est membre.

Les grandes manœuvres ne cessent jamais, chacun défend ses intérêts : il y a deux jours, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou s’est rendu à Téhéran et les deux pays ont affiché leur entente… Quant aux simples habitants arméniens du Karabakh, ils ne comprennent pas grand-chose à ce Grand Jeu dont ils sont les victimes, puisque les voilà désormais confrontés au risque d’être expulsés de leurs terres.

Y a-t-il un risque de nettoyage ethnique orchestré par Bakou au Karabakh ?

Les autorités azerbaïdjanaises ont beau s’en défendre et affirmer que les habitants du Karabakh ont vocation à être des citoyens de l’Azerbaïdjan comme les autres, en réalité une campagne visant à les terrifier et à les pousser au départ est en cours depuis longtemps – c’était notamment le but du blocus du corridor de Latchine, qui a affamé le Karabakh.

À présent que l’Azerbaïdjan a mis la main sur toute l’enclave, il est difficile d’imaginer que les Arméniens puissent continuer d’y vivre très longtemps sans garanties de sécurité. Un exode massif semble probable – ce qui serait une sorte de redite des pages les plus terribles de l’histoire des Arméniens, comme celles de 1915 ou de 1921.

Plus près de nous, les Arméniens n’ont pas oublié le massacre de Soumgaït commis par les Azerbaïdjanais en 1988.

Comment peut-on qualifier le régime azerbaïdjanais actuel ?

Il s’agit assurément d’un régime autoritaire, qui n’a absolument rien d’une démocratie. Il est dirigé par une dynastie en place depuis l’époque soviétique, puisque le précédent président du pays, Heïdar Aliev (1993-2003), père du président actuel Ilham Aliev qui lui a succédé après son décès, était un éminent officier du KGB et membre du Politburo de l’URSS, avant de devenir le président de la République socialiste soviétique (RSS) d’Azerbaïdjan.

Le régime écrase toute voix discordante et n’entend guère laisser la moindre autonomie au Karabakh, alors même que cette région n’y a été intégrée qu’au temps de l’URSS et qu’elle bénéficiait alors du statut de région autonome au sein de la RSS d’Azerbaïdjan.

Au-delà, les Azerbaïdjanais ne cessent de s’affirmer "les frères des Turcs" et emploient, à propos de leur lien avec la Turquie, la formule "Une nation, deux États". Les Arméniens n’ont aucune place dans cette vision.

Aujourd’hui, Bakou et Ankara – qui nient officiellement le génocide arménien de 1915 – sont en position de force et il ne faut attendre de leur part aucune délicatesse à l’égard des Arméniens. Ceux-ci seraient bien naïfs de prendre pour argent comptant les propos des responsables de Bakou – d’autant que ceux-ci viennent de trahir leur parole en violant sans états d’âme le cessez-le-feu de 2020.

L’Arménie, cette fois, n’est pas intervenue pour soutenir le Karabakh…

Certes, mais elle n’en avait pas les moyens, depuis la guerre perdue il y a trois ans, où elle avait perdu des milliers de soldats. Il y a aujourd’hui en Arménie un grand mouvement hostile au premier ministre Nikol Pachinian, accusé d’avoir tenté sans succès de jouer sur tous les tableaux et d’avoir cherché à donner trop de gages à la fois à la Russie, à l’Azerbaïdjan et aux Occidentaux ; mais il y a aussi la compréhension que, quelles qu’en soient les raisons, l’armée arménienne n’avait pas, cette fois-ci, la capacité de voler seule au secours du Karabakh.

En résumé, on semble assister à nouveau à un épisode similaire à celui d’il y a cent ans, quand l’Arménie avait été prise en étau entre la Turquie de Mustafa Kemal et l’URSS. Sauf qu’il n’y a plus d’URSS pour l’absorber, et la Russie ne va certainement pas tenter de le faire, ne serait-ce que parce qu’elle n’a pas de continuité territoriale avec l’Arménie.

Au-delà du Karabakh, l’Arménie est-elle en danger ?

Il faudra suivre cette histoire de jonction de l’Azerbaïdjan et de la Turquie à travers le sud de l’Arménie. Si cela se matérialise, c’est une catastrophe de plus pour l’Arménie, qui risquerait d’être réduite territorialement. Mais c’est un scénario que l’Iran voudra absolument empêcher, car Téhéran tient beaucoup à conserver une frontière commune avec l’Arménie et un tel corridor reviendrait à l’en priver. Une déflagration généralisée ne serait alors pas à exclure.

Les Occidentaux ont été plus discrets sur ce dossier, même si la France a convoqué en urgence le Conseil de sécurité de l’ONU…

Les Européens sont loin, les Américains encore plus. Ce qui importe ici, c’est le jeu des puissances régionales. Et si l’Iran est hostile à l’Azerbaïdjan, en revanche Ankara le soutient pleinement et la Russie ne veut se fâcher ni avec l’Azerbaïdjan, ni avec la Turquie.

Moscou a toujours donné la préférence à Bakou par rapport à Erevan, notamment pour les richesses en hydrocarbures de l’Azerbaïdjan – c’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles le Karabakh avait finalement été attribué par les bolcheviks à l’Azerbaïdjan plutôt qu’à l’Arménie. Bref, une fois de plus, les Arméniens se retrouvent seuls face à leur inextricable situation géopolitique.

Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Shutterstock / Viacheslav Lopatin


Dans la catégorie internationale >



Les nouvelles récentes >